L’histoire du soldat est une musique de scène en forme de mélodrame composé par Igor Strawinsky en 1917 sur un texte de Charles Ferdinand Ramuz pour trois acteurs (le narrateur, le soldat et le diable), une danseuse (la princesse) et sept instrumentistes (violon, contrebasse, basson, trompette, trombone, clarinette et percussions).
L’histoire du soldat a été créée à la base pour un théâtre itinérant. La création a eu lieu le 28 septembre 1918 avec Georges Pitoëff, au théâtre municipal de Lausanne, sous la direction d'Ansermet. L'instrumentation réduite devait permettre son interprétation au cours d'une tournée dans différents villages helvétiques. Ce projet a dû être annulé au dernier moment du fait de la propagation de la grippe espagnole et la représentation suivante ne put avoir lieu qu'en 1924.
Un conte universel à voir en famille, une fable d'inspiration faustienne, initiatique, cruelle et tendre à la fois...une œuvre de pur plaisir, pour les yeux et les oreilles..Dans cette composition de 1918 pour un spectacle mêlant musique et théâtre, le compositeur Igor Strawinsky témoigne d’une écriture prolifique, puisant son inspiration dans de nombreuses références musicales (tango, valse, mélodies sud-américaines, russes...), autant de moments musicaux pour suivre avec délice la dynamique de l’intrigue.
Quant à l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz, il fournit un récit qui sonne comme une fable grinçante sur la guerre. Légende, avec, pour tous personnages, un lecteur, le Diable, une Princesse et le Soldat, combinant le récitatif, le mime, le dialogue, la danse et la narration musicale, l'Histoire du soldat dénonce le faux bonheur et la fausse puissance de l'argent (dont sont victimes tour à tour le Soldat et le Diable) et leur oppose la force de l'art (représentée par un violon que se disputent ces deux personnages), qui dispense la joie à condition de ne pas désirer plus qu'il n'est donné. Finalement, le Diable triomphe, - et avec lui le Mal.
A notre époque marquée par la liberté, mais aussi par certaines pertes de repères, l'oeuvre apparaît visionnaire dans sesdimensions musicales et poétiques, mais aussi dans ce qu'elle révèle en terme de transmission et de diffusion artistique.Aujourd'hui que les migrations font aller et venir les oeuvres, les hommes et les marchandises, se multiplient les hybridations permanentes. Les cultures et les identités s'infiltrent et se métamorphosent. Il s'agit d'une grande richesse, de la forme complexe prise sous nos yeux par l'homme, la société et le monde. De l'autre, la guerre, la misère, les crises économiques ou environnementales nous rappellent à des limites souvent de façon violente.
Les oeuvres évoluent mais la peur inspire parfois le repli, une forme de conservatisme inévitable, de "sauve qui peut". Le développement d'une mondialisation triomphante, des Oscars à Universal en passant par Walt Dysney, marque clairement l'avènement d'un nouvel âge de la transmission et de la diffusion artistique. Si des voix s'élèvent pour crier "l'art n'est pas une marchandise !", en bien des points musique et "business" se rapprochent nettement.
Alors il est pour beaucoup d'artistes un enjeu semble-t-il nouveau, celui d'opérer une reconnaissance sensible de ces mouvements. Entre collages et autres démarches "cross over", beaucoup tentent de dresser des passerelles, de surprendre par des rapprochements esthétiques transversaux. Certaines de ces démarches - et elles sont rares - se révèlent passionnantes, qui vont au-delà des tentatives visiblement intéressées, mercantiles ou politiques, de "conquérir" un "nouveau" ou "grand" ou "non public".
Que penser de l'histoire du soldat, dont le livret faussement simple se révèle d'une modernité fabuleuse ? Et que penser de la partition qui semble traverser le XXe siècle en ayant gardé toute sa pertinence, faite de force, de finesse et de mystère ? Cette modernité semble s'imposer sur le fond comme dans la forme. Sur le fond, écrite au moment de la guerre, cette oeuvre part d'un poème qui nous projette au-delà de la seule année 1918. La "commande" de Strawinsky faite à Ramuz est une aussi bien une envie enracinée dans la tradition russe des poètes qui allaient de village en village, que dans l'inquiétude de l'exil. Les images à la Chagall puisent dans une tradition ancienne et ne sont pas sans annoncer le surréalisme. La désinvolture annonce quant à elle le mouvement dada. Les évocations de la bourse et des jeux d'argents n'annonçaient pas seulement la crise de 29, mais aussi les bulles spéculatives des années 2000 et les actualités, des "subprimes" aux "golden" parachutes en passant par le feuilleton Jérôme Kerviel...
Quant à la guerre et à l'amour, quant aux désirs de s'accaparer les richesses de l'autre et l'ambition de réussir, ce sont là des sentiments presque "intemporels". Dans la forme, la langue de Ramuz et la musique de Strawinsky se révèlent encore aujourd'hui pleines de zones inexplorées et de surprises. Symboliste, pleine d'images et de rebondissements, cette oeuvre alterne, avec un rythme et une modernité étonnantes, des moments rudimentaires et d'autres d'une rare sophistication.
Le texte. C'est aussi et surtout une demande faite à un nouvel ami. Le refuge trouvé en Suisse apporte à Strawinsky un contact retrouvé avec le monde rural et une forme de dénuement qui tranche avec le faste des années précédentes. Le texte ciselé finement par Ramuz contient dans ses images, dans sa force narrative et dans sa forme même ce que l'oeuvre finale aura de si neuf. S'appuyant sur des actions extrêmement simples, la langue de Ramuz joue sur la valse des symboles et des objets, sur le miroitement des couleurs et des impressions. Les ruptures de la langue et les coupures franches entre les tableaux finissent de donner son cadre à la musique. Si on regarde dans le détail, le rythme même des phrases - tantôt pair pour le soldat, impair pour le diable -, l'alternance des vouvoiements ou tutoiements et les passages plus impersonnels se jouent des conventions pour donner un pouvoir presque magique à l'oeuvre poétique.
La musique. Parfois sombre, souvent enlevée et joyeuse, la musique de Strawinsky évoque la marche et le bal, la profondeur de la tradition romantique et les traits endiablés des danses tziganes, sans qu'il soit évident d'isoler l'un de l'autre. A la fois marquée par des tableaux très distincts, elle frappe quand on y regarde de près par la richesse des mélodies, des accents, des contre-points proposés entre les dimensions, mélodiques, rythmiques et harmoniques de l'oeuvre. L'interprète peut y puiser à l'infini la source d'une respiration alerte. Vraisemblablement poussé, par le contexte économique, à écrire une forme pour ce petit orchestre, l'écriture de Strawinsky sonne et fuse, va droit au but, avec la puissance du génie des auteurs tous deux poètes et musiciens.